Qu’est-ce qu’une théologie évangélique ? Définition et principes

Dans cet article nous définissons ce que nous entendons par une théologie « évangélique », à partir de trois niveaux concentriques : l’Evangile, la doctrine chrétienne et la philosophie.

Introduction : évangélisme et protestantisme

Eglises évangéliques et protestantes

Lorsque nous lisons l’expression « théologie évangélique », nous pensons à la théologie qui reflète la spiritualité du mouvement dit « évangélique ». Or, si le terme « évangélique » est bien attesté dans les pays anglo-saxons ou francophones, comme caractérisation des églises issues des mouvements piétistes et des mouvements de réveil des 18ième et 19ième siècles, ce n’est pas le cas des pays germanophones ou de culture germanique, où « evangelische » signifie… « protestant ». Les églises qu’on appelle « évangéliques » dans nos contrées, y sont des églises évangéliques dites libres, distinguées ainsi des églises évangéliques (c’est-à-dire protestantes) traditionnelles. Autant dire que l’évangélisme en ce sens et le protestantisme sont consubstantiels, ce qui ne manque pas de générer une certaine confusion, notamment lorsque des auteurs protestants plus traditionnels, voire catholiques, utilisent le vocable « évangélique ».

Orthodoxie et libéralisme

C’est que le terme « évangélique » est dérivé de « évangile », ce qui est évident en français mais beaucoup moins en anglais, où « évangile » se dit « gospel »… Il ne saurait donc être question qu’un quelconque mouvement chrétien, aussi vigoureux soit-il, puisse accaparer le terme « évangélique », puisque personne n’a le monopole de l’Evangile. Ceci étant dit, l’opposition classique entre un protestantisme évangélique et un protestantisme traditionnel – qui tend à s’estomper aujourd’hui – réincarne l’opposition historique entre l’orthodoxie protestante (calviniste et luthérienne) et le libéralisme protestant, né en réaction à l’orthodoxie et ayant profondément façonné le devenir du protestantisme traditionnel. Dans nos travaux théologiques et sur ce site, nous choisissons délibérément d’éviter soigneusement de choisir un de ces camps, délimités à l’emporte-pièce, car nous sommes convaincus, par l’Ecriture et par la raison, que la juste théologie évangélique ou protestante se situe dans un dépassement de cet antagonisme.

Evangélisme : points communs et différences

Cela signifie que le lecteur familier du christianisme « évangélique » trouvera ici des différences avec la théologie dite « évangélique » telle qu’elle se dessine aujourd’hui selon cette acception, et qu’au contraire le lecteur familier du protestantisme traditionnel trouvera ici des convergences significatives avec certains éléments de sa tradition préférée. Nous souscririons à la définition de Karl Barth (!), rappelée dans l’Introduction du Oxford Handbook of Evangelical Theology, qui serait acceptée selon les auteurs par la plupart des théologiens « évangéliques » actuels : « Evangélique signifie informé par l’Évangile de Jésus-Christ, tel qu’il a été entendu à nouveau dans la Réforme du XVIe siècle par un retour direct aux Saintes Écritures. » Mais nous ne souscririons pas, tels quels, aux six points proposés par Alister McGrath et rappelés également (ibid.) : « 1.La majesté de Jésus-Christ […], 2.La seigneurie du Saint-Esprit […], 3.L’autorité suprême de l’Ecriture […], 4.La nécessité d’une conversion personnelle […], 5.L’engagement à l’évangélisation […], 6.L’importance de la communauté religieuse […]. » Par exemple, nous ratifions sans réserve les points 1,2,3, et le point 6 avec des nuances, mais nous n’embrassons pas la nécessité de la conversion chrétienne pour le salut, ni l’obsession de l’évangélisation, qui nous paraissent dépasser l’Ecriture.

L’Ecriture et la raison

Nous partageons ici toutefois un large socle commun avec l’évangélisme contemporain, notamment à cause d’une adhésion à la doctrine classique de l’inspiration de l’Ecriture. Mais nous partageons avec le libéralisme protestant une rupture définitive avec l’orthodoxie, que l’évangélisme actuel semble ne pas avoir acté : l’incorporation essentielle du sujet dans la pensée théologique, qui réduit à néant la possibilité d’une détermination objective de la juste interprétation de la Révélation. En somme, en choisissant un chemin qui part de l’Evangile et ne fait aucun compromis ni avec l’Ecriture, ni avec la raison, nous aboutissons à une théologie évangélique qui redécouvre en quelque sorte le protestantisme historique classique, même si celui-ci n’a jamais fait l’objet d’une formulation théologique consensuelle. Nous prions donc le lecteur de concevoir la présente entreprise comme « évangélique » dans un sens authentique, mais plus large que celui du mouvement évangélique contemporain. Ou pour prendre une métaphore politique, comme un effort « centriste », vis-à-vis d’un protestantisme traditionnel situé à gauche, et d’un protestantisme évangélique situé à droite.

1. Théologie et Evangile

1.1. Définition d’une théologie évangélique

Une théologie sera considérée pour nous évangélique si elle est d’abord édifiée sur le principe de l’Evangile, c’est-à-dire du noyau de la proclamation apostolique originelle. Celle-ci nous est essentiellement rapportée dans l’enseignement apostolique, tel qu’il est consigné dans le Nouveau Testament, et par excellence dans la première épître de Paul aux Corinthiens :

Je vous rappelle, frères, l’Evangile que je vous ai annoncé, que vous avez reçu, dans lequel vous avez persévéré, et par lequel vous êtes sauvés, si vous le retenez tel que je vous l’ai annoncé; autrement, vous auriez cru en vain. Je vous ai enseigné avant tout, comme je l’avais aussi reçu, que Christ est mort pour nos péchés, selon les Ecritures; qu’il a été enseveli, et qu’il est ressuscité le troisième jour, selon les Ecritures; et qu’il est apparu à Céphas, puis aux douze. Ensuite, il est apparu à plus de cinq cents frères à la fois, dont la plupart sont encore vivants, et dont quelques-uns sont morts. Ensuite, il est apparu à Jacques, puis à tous les apôtres. Après eux tous, il m’est aussi apparu à moi, comme à l’avorton; car je suis le moindre des apôtres, je ne suis pas digne d’être appelé apôtre, parce que j’ai persécuté l’Eglise de Dieu. Par la grâce de Dieu je suis ce que je suis, et sa grâce envers moi n’a pas été vaine; loin de là, j’ai travaillé plus qu’eux tous, non pas moi toutefois, mais la grâce de Dieu qui est avec moi. Ainsi donc, que ce soit moi, que ce soient eux, voilà ce que nous prêchons, et c’est ce que vous avez cru.

1ère épître de Paul aux Corinthiens, Chapitre 15, versets 1 à 11

Ce « noyau » est la proclamation de l’oeuvre expiatoire du Christ, en relation à la condition de l’homme pécheur et à son salut. L’Evangile est ainsi, selon l’apôtre Paul, à la fois révélation de la justice de Dieu « par la foi et pour la foi » :

Car je n’ai point honte de l’Evangile: c’est une puissance de Dieu pour le salut de quiconque croit, du Juif premièrement, puis du Grec, parce qu’en lui est révélée la justice de Dieu par la foi et pour la foi, selon qu’il est écrit: Le juste vivra par la foi.

Epître de Paul aux Romains, Chapitre 1, versets 16 et 17

En tant que tel, il est aussi un appel à la foi personnelle en Jésus-Christ en vue de la justification. L’Evangile apostolique met donc l’homme face à la problématique de sa destinée ultime, en le confrontant à sa culpabilité et au jugement, et à la nécessité de rectifier sa voie dans l’existence.

1.2. Interpréter l’Evangile dans le contexte de l’Ecriture

Une théologie évangélique doit donc déployer son discours à partir de ce noyau, dans les perspectives que celui-ci contient déjà en germe : une perspective existentielle ultime, comprise dans le cadre de l’interprétation chrétienne, et plus largement biblique, de la réalité et de l’existence. En effet, la proclamation de l’Evangile présuppose une certaine interprétation de la réalité, que la théologie doit expliciter. Or, cette interprétation de la réalité est celle qui est livrée dans l’ensemble de la révélation biblique, d’abord dans les écrits de l’Ancien Testament sur lesquels se fonde l’Evangile (« selon les Ecritures »), ensuite dans les écrits du Nouveau Testament, qui consignent le développement de l’Evangile apostolique en la doctrine apostolique. L’Evangile chrétien doit donc être interprété en relation à l’ensemble de la révélation, et inversement la révélation doit être comprise comme culminant en l’Evangile et ses ramifications.

2. Théologie évangélique et doctrine chrétienne

2.1. La doctrine chrétienne comme développement de l’Evangile

C’est d’ailleurs l’Ecriture elle-même qui consigne la proclamation apostolique de l’Evangile, donc une théologie évangélique trouvera sa substance et son noyau dans l’Ecriture. Par extension, elle sera donc une théologie de l’Ecriture, et en particulier une théologie biblique. Ceci s’accorde parfaitement avec l’idée néo-testamentaire d’une « saine doctrine », enseignement apostolique originel transmis aux chrétiens des premières générations, et consigné dans les écrits du Nouveau Testament. Ainsi, de même que la proclamation apostolique originelle de l’Evangile s’est appuyée sur la tradition de l’Ancien Testament, elle s’est développée sous la forme d’un enseignement, d’une doctrine apostolique, et l’enregistrement scripturaire de la proclamation évangélique est intégré à la consignation de la doctrine apostolique dans les écrits du Nouveau Testament.

2.2. Intégrer la prophétie ancienne et la doctrine apostolique

Ceci signifie qu’une théologie évangélique, comme développement de la pensée de l’Evangile, est d’abord une intégration à la fois de la prophétie de l’Ancien Testament et de l’enseignement apostolique du Nouveau Testament, sous la forme d’un système qui doit viser la reconstitution d’une saine doctrine. Celle-ci doit donc former le squelette de la théologie évangélique, qui correspond à ce qu’on appelle aussi traditionnellement (théologie) « dogmatique », laquelle consiste à formuler les « dogmes » de l’église chrétienne. La révélation du Nouveau Testament ne se limite pas en effet à la proclamation évangélique, mais à toute la saine doctrine apostolique, bien que les limites de l’Evangile soient assez larges, selon le point de vue adopté par l’apôtre Paul dans l’épître aux Romains où il veut « annoncer l’Evangile » à des chrétiens :

Je ne veux pas vous laisser ignorer, frères, que j’ai souvent formé le projet d’aller vous voir, afin de recueillir quelque fruit parmi vous, comme parmi les autres nations; mais j’en ai été empêché jusqu’ici. Je me dois aux Grecs et aux barbares, aux savants et aux ignorants. Ainsi j’ai un vif désir de vous annoncer aussi l’Evangile, à vous qui êtes à Rome.

Epître de Paul aux Romains, Chapitre 1, versets 13 à 15

2.3. La nécessité de penser la doctrine en excès de son contenu propre

Mais de même que la doctrine apostolique ne se limite pas, stricto sensu, à l’Evangile proclamé par les apôtres, qui en est cependant en quelque sorte le principe ou le commencement, une théologie évangélique ne peut se limiter non plus à un effort de systématisation de l’enseignement biblique et apostolique en vue de la reconstitution d’une saine doctrine. Elle ne peut être une simple « liste de dogmes » et doit en effet, et en vue même de sa tâche « dogmatique », faire un effort de pensée, qui lui permet à la fois de donner corps à la doctrine chrétienne par l’introduction de concepts et l’organisation créative de son contenu, et d’en penser les ramifications existentielles, à la fois dans ses fondements et dans ses implications.

3. Théologie évangélique et philosophie

3.1. La nécessité d’un effort philosophique pour formuler la doctrine

En effet, l’effort de doctrine lui-même est un effort systématique, qui repose sur les acquis de l’exégèse et de la théologie biblique. Ce travail synthétique doit forger des concepts pour intégrer des enseignements partiels en une unité thématique pour chaque sujet, qui doit elle-même être intégrée à l’unité complète de la théologie. Il y a donc un travail conceptuel créatif à réaliser dans une théologie authentique, même dans un but d’abord dogmatique, et ce travail relève de la fonction philosophique, qu’il procède d’une véritable création dans ce domaine, ou d’un emprunt à des travaux philosophiques existants. Par exemple, la doctrine de la Trinité, qui interprète et synthétise des affirmations diverses et disparates de l’Ecriture, a nécessité un effort de conceptualisation historique, sans lequel il est impossible de la trouver telle quelle dans l’Ecriture : la notion d’hypostase y est utilisée en un autre sens, et la notion de personne n’y apparaît pas.

3.2. La nécessité de penser au-delà de la doctrine apostolique

L’effort de pensée apparaît aussi clairement dans des questions qui se posent naturellement à l’homme dans la situation de son existence individuelle, et où il a besoin d’une réponse de foi, que la seule doctrine ne peut lui apporter. Par exemple, tout chrétien confronté à une véritable tragédie, ce qui doit arriver un jour ou un autre, doit pouvoir penser le mal dans le cadre de sa foi, pour rester ferme en celle-ci dans l’adversité. Or, il n’existe pas d’enseignement apostolique sur le mal en tant que tel, qui doit donc être pensé dans le prolongement de la doctrine chrétienne et en rapport à la foi. Autrement dit, à l’effort de doctrine la théologie évangélique doit ajouter un effort philosophique supplémentaire pour penser ce qui ne se trouve pas explicitement dans l’enseignement apostolique. Cet effort doit être mené de manière systématique pour assurer la cohérence de la théologie évangélique, et former donc une unité conceptuelle et méthodologique avec l’effort dogmatique proprement dit.

4. Existentialité, universalité et connaissance de Dieu

4.1. La théologie évangélique doit être existentielle

En le confrontant à sa destinée ultime à partir de son histoire personnelle, l’Evangile s’adresse à l’homme dans la situation de son existence individuelle. La théologie évangélique est donc par nature, à cause même de l’Evangile, existentielle, ce qui signifie qu’elle doit résonner avec la situation particulière de l’homme. Elle ne traite donc pas de généralités abstraites décorrélés de l’expérience personnelle, mais elle associe ses énoncés, même les plus théoriques ou abstraits, à la condition humaine. C’est le cas par exemple de la théologie propre, où les attributs divins sont mis en relation avec l’expérience humaine, ce qui n’est d’ailleurs qu’un naturel retour des choses, puisque ce n’est qu’à partir de cette expérience et par analogie qu’ils peuvent être conçus (voir par exemple Le Dieu Créateur). Une telle approche doit cependant être théologiquement fondée, et en l’espèce dans une théologie de la création de l’homme, ce qui doit déboucher sur une méthodologie explicite et transparente qui fait partie elle-même de la théologie évangélique.

4.2. Une théologie évangélique doit être universelle

En tant que révélation complète et finale de la grâce de Dieu, l’Evangile s’adresse à tous les hommes, en tous lieux et en tous temps, pour leur annoncer la justice de Dieu par la foi en Jésus-Christ. Or, l’apôtre Paul insiste sur l’universalité de cette foi lorsqu’il écrit aux Ephésiens :

Il y a un seul corps et un seul Esprit, comme aussi vous avez été appelés à une seule espérance par votre vocation; il y a un seul Seigneur, une seule foi, un seul baptême, un seul Dieu et Père de tous, qui est au-dessus de tous, et parmi tous, et en tous.

Epître de Paul aux Ephésiens, Chapitre 4, versets 4 à 6

Bien donc que l’homme soit toujours interpellé dans sa condition spirituelle, par l’Evangile ou en général par la révélation que Dieu lui adresse, en fonction de ses conditions particulières – sa « situation existentielle » – en l’Evangile une révélation universelle de la justice et du salut de Dieu est proposée. Cela signifie que la théologie évangélique est par nature également universelle, en ce que ses énoncés et son propos doivent viser tout homme, indépendamment de sa condition, de son lieu et de son temps.

4.3. Une théologie de la connaissance de Dieu

Par extension, cela signifie également qu’une théologie évangélique doit penser la condition spirituelle de l’homme au-delà même des limites de la proclamation et de l’enseignement évangéliques. Ceux-ci ne sont en effet jamais accessibles – que ce soit totalement ou en partie – à tous les hommes en tous lieux et en tous temps et l’apôtre Paul fait l’effort théologique, dans son épître aux Romains, de penser l’Evangile au-delà des limites de celui qu’il annonce, pour l’enraciner dans une doctrine de la révélation et de la connaissance de Dieu concernant les hommes de toute condition :

La colère de Dieu se révèle du ciel contre toute impiété et toute injustice des hommes qui retiennent injustement la vérité captive, car ce qu’on peut connaître de Dieu est manifeste pour eux, Dieu le leur ayant fait connaître. En effet, les perfections invisibles de Dieu, sa puissance éternelle et sa divinité, se voient comme à l’oeil, depuis la création du monde, quand on les considère dans ses ouvrages. Ils sont donc inexcusables, puisque ayant connu Dieu, ils ne l’ont point glorifié comme Dieu, et ne lui ont point rendu grâces; mais ils se sont égarés dans leurs pensées, et leur coeur sans intelligence a été plongé dans les ténèbres.

Epître de Paul aux Romains, Chapitre 1, versets 18 à 21

Le versant positif de cette doctrine négative est synthétisé dans une affirmation du Christ lui-même, qui résume le principe de la vie éternelle, finalité de son oeuvre et de la création de l’homme, en celui de la connaissance de Dieu :

Après avoir ainsi parlé, Jésus leva les yeux au ciel, et dit: Père, l’heure est venue! Glorifie ton Fils, afin que ton Fils te glorifie, selon que tu lui as donné pouvoir sur toute chair, afin qu’il accorde la vie éternelle à tous ceux que tu lui as donnés. Or, la vie éternelle, c’est qu’ils te connaissent, toi, le seul vrai Dieu, et celui que tu as envoyé, Jésus-Christ.

Evangile selon Jean, Chapitre 17, versets 1 à 3

Ainsi, l’Evangile apostolique annonce la rédemption de l’homme pour son rétablissement dans la vocation éternelle qui lui fut imprimée au commencement, et l’Ecriture oriente naturellement la théologie évangélique vers le motif existentiel et universel de la connaissance de Dieu.

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