La question est volontairement provocatrice : tout dépend de ce que l’on entend par « chrétien ». Pour moi, un chrétien est quelqu’un qui croit au Christ. Mais, du point de vue du protestantisme historique, où je me situe, être chrétien signifie croire au Christ tel qu’il est présenté dans l’Écriture sainte. Après de nombreuses années de discussions approfondies et engageantes avec les Témoins de Jéhovah, j’ai récemment identifié ce qui me semble être le problème fondamental de leur doctrine et, par conséquent, de leur religion.
La question de la compatibilité entre la foi chrétienne et la religion des Témoins de Jéhovah se pose sans doute avant tout au niveau individuel. Il est important de rappeler qu’aucun raisonnement théologique ne peut, à lui seul, déterminer le statut spirituel d’une personne. Cependant, mon objectif ici est d’examiner, d’un point de vue strictement théologique, la compatibilité entre la doctrine chrétienne telle qu’elle est révélée dans la Bible et les enseignements de l’organisation des Témoins de Jéhovah.
1. Le problème du Mal et l’espérance de la guérison
Dans une perspective protestante historique, il existe de nombreux désaccords avec l’interprétation des Écritures par les Témoins de Jéhovah, en particulier sur des doctrines fondamentales comme la Trinité, l’Incarnation, le Saint-Esprit ou le Jugement dernier. Mais c’est à travers le problème du mal et de la souffrance que j’ai identifié ce qui me semble être le défaut central de leur approche théologique.
Exemple emblématique : la traduction du nom « Jéhovah »
Un exemple caractéristique de leur méthode interprétative se trouve dans leur Traduction du Monde Nouveau. Celle-ci traduit systématiquement le terme grec kurios (κύριος) par « Jéhovah » lorsqu’il est censé refléter le terme hébreu adonaï (אדונאי), utilisé dans l’Ancien Testament à la place du tétragramme (יהוה). Pourtant, « Jéhovah » est une construction hybride, née de la vocalisation juive traditionnelle du tétragramme avec les voyelles de adonaï. Imposer ce nom dans les textes du Nouveau Testament, où il n’apparaît pas, illustre une démarche hautement problématique.
Malgré ce type de désaccords, nous partageons avec eux une compréhension commune de l’origine du mal comme lié au péché originel et de l’espérance chrétienne d’une guérison ultime de l’homme et de la terre par le Christ. Mais qu’est-ce qui, alors, pose problème dans leur doctrine à cet égard ?
2. La Croix comme seule solution au problème du Mal
Même si nous partageons l’espérance du rétablissement de toutes choses en Jésus-Christ avec de nombreuses confessions ou sectes chrétiennes, force est de constater qu’en ce qui concerne l’existence présente, Dieu ne résout pas le problème du mal, même dans la vie des croyants. Il nous appelle plutôt à supporter, par la foi, l’épreuve qu’Il nous impose mystérieusement, et à cultiver, à travers elle, l’espérance. Comme le dit l’apôtre Paul :
Nous nous glorifions même des afflictions, sachant que l’affliction produit la persévérance, la persévérance la victoire dans l’épreuve, et cette victoire l’espérance.
Nous nous glorifions même des afflictions, sachant que l’affliction produit la persévérance, la persévérance la victoire dans l’épreuve, et cette victoire l’espérance.
Comment, alors, accepter d’être atteints par un mal que nous n’avons pas commis, tout en croyant et sachant que nous n’avons pas de part directe dans l’origine du mal ? Nous n’avons pas choisi de naître dans ce monde défiguré par le mal et la souffrance, ni reçu l’opportunité, comme Adam, de décider devant le Créateur d’une vie et d’un monde où ils sont inconnus.
Cependant, bien que nous constations la présence du mal dans le monde, nous devons aussi admettre que nous le perpétuons nous-mêmes. Comme le souligne Paul Ricœur dans Le conflit des interprétations, nous sommes participants du mal en commettant le péché : ainsi, même si le mal nous atteint injustement, nous ne pouvons nous considérer innocents.
Mais cette tension constitue toujours, à mon sens, l’épreuve ultime de la foi : comment puis-je croire que Dieu est bon alors que le mal m’atteint de manière injuste ? La seule solution théologique que j’aie trouvée réside dans l’incarnation de Jésus-Christ. En lui, Dieu a participé à la souffrance des hommes pour éradiquer le mal de la création par son œuvre expiatoire et rédemptrice à la Croix. Si le mal est totalement étranger à sa nature, Dieu s’abaisse néanmoins jusqu’à nous pour en porter le poids et en triompher.
3. Le sacrifice de Jésus-Christ et la divinité du Fils
C’est en ce point précis que la doctrine des Témoins de Jéhovah ne peut pas apporter la consolation de la Croix au chrétien authentique, et ceci de deux manières.
3.1.Le sacrifice du Christ n’est valable que si le Fils est Dieu
La doctrine des Témoins de Jéhovah trouve ses racines dans l’arianisme de l’Antiquité, influencé, peut-être, par un arrière-plan néoplatonicien. En refusant à Dieu la possibilité d’être à la fois Un et Multiple à travers les trois personnes ou hypostases – le Père, le Fils et l’Esprit-Saint – ils dénient au Fils de Dieu l’égalité d’essence avec le Père, en trahissant ainsi le mystère de la Trinité.
Dans cette perspective, le sacrifice du Christ n’est pas celui de Dieu lui-même incarné, mais celui d’une créature finie, aussi élevée soit-elle. Cela pose un problème fondamental : la réconciliation de l’humanité avec Dieu et la guérison du monde ne peuvent être assurées par un sacrifice limité. Comment la mort d’un simple homme, fût-il « un dieu », pourrait-elle expier les péchés du monde entier, à moins que cet homme ne soit également le Dieu infini ?
De surcroît, sans l’Incarnation de Dieu en Jésus-Christ, le lien entre Dieu et le monde – établi par la création et la providence – demeure irrémédiablement brisé dans l’aliénation. Si Dieu n’est pas venu lui-même en chair, la distance ontologique entre le Créateur et sa création reste infranchissable.
Mais au-delà de ces questions ayant trait à l’Incarnation du Fils de Dieu, à l’Expiation substitutive et à la Rédemption de l’homme et la Restauration de la création, pour lesquels la doctrine des Témoins de Jéhovah se révèle problématique, sinon insuffisante, la négation de la divinité essentielle de Jésus-Christ lui pose un problème insoluble, si Dieu lui-même n’est pas mort à la Croix en son Fils.

3.2. La grandeur de Dieu exige que la mort du Christ soit la sienne
Depuis quelque temps, les Témoins de Jéhovah font un effort pour rejoindre les chrétiens sur certains sujets, et en ce sens ils mettent volontiers en avant la valeur du sacrifice de Jésus-Christ. Pourtant, si, pour eux, Jésus-Christ n’est pas Dieu lui-même, cela signifie que Dieu aurait envoyé quelqu’un d’autre que lui pour prendre part à la souffrance des hommes et mourir à leur place pour leur salut.
Ainsi, selon leur doctrine, Dieu aurait créé un monde où il aurait permis l’entrée du mal et la souffrance injuste de ses créatures, sans en assumer lui-même la peine, en confiant à un autre l’œuvre nécessaire à la rédemption dont nous espérons la guérison.
Or, si la valeur expiatoire du sacrifice du Fils de Dieu est d’abord théorique, son identification à la souffrance humaine est existentielle. Elle nous atteint jusque dans notre chair, là où s’éprouve notre foi en un Dieu bon. Je comprends par l’intellect que Jésus-Christ doit être Dieu pour que sa mort ait la puissance d’expier mes péchés. Mais dans ma propre souffrance, quand je me pose la question ultime à l’épreuve de ma foi : « Est-ce que Dieu existe ? », ou plutôt : « Est-ce que Dieu peut être bon, alors que le Mal existe ? », je ne trouve de consolation que dans le souvenir qu’à la Croix, c’est Dieu lui-même qui a pris part à une souffrance injuste, même si je ne comprends pas pourquoi il l’a permise.
Les Témoins de Jéhovah ne peuvent connaître cette consolation, car ils croient que Dieu a créé les hommes pour souffrir injustement des conséquences du péché d’Adam, sans prendre lui-même part à leur condition humaine, tout en envoyant une créature subir à sa place le mal qui nous apporte la rédemption. Voilà un Dieu auquel je ne peux pas croire, et la raison la plus essentielle pour laquelle je ne pourrai jamais devenir Témoin de Jéhovah.
Conclusion
En niant que Jésus-Christ est pleinement Dieu, les Témoins de Jéhovah présentent un Dieu distant, incapable de s’identifier pleinement à la condition humaine et de porter lui-même la souffrance nécessaire à notre rédemption. Leur vision limite la grandeur divine en refusant de reconnaître l’amour infini et l’humilité de Dieu, qui a choisi de se révéler et de s’abaisser en Christ.
C’est pourquoi nous trouvons au contraire dans ces paroles de l’apôtre Paul l’expression parfaite de ce qui nous console et nous convainc :
Ayez en vous les sentiments qui étaient en Jésus-Christ, lequel, existant en forme de Dieu, n’a point regardé comme une proie à arracher d’être égal avec Dieu, mais s’est dépouillé lui-même, en prenant une forme de serviteur, en devenant semblable aux hommes ; et ayant paru comme un simple homme, il s’est humilié lui-même, se rendant obéissant jusqu’à la mort, même jusqu’à la mort de la croix.
Epître aux Philippiens, Chapitre 2, versets 5-8
En Jésus-Christ, c’est Dieu lui-même qui a choisi d’endurer la souffrance et la mort pour nous réconcilier avec lui. Dieu tel qu’il se révèle ainsi possède seul la grandeur qui inspire une foi véritable, car son abaissement en Christ témoigne d’un amour et d’une justice qui transcendent toute compréhension humaine.
Quand j’étais témoin de Jéhovah, et père moi-même, je ne comprenais pas comment un père pouvait sacrifier son fils unique pour sauver des étrangers, cela me mettait mal à l’aise.
Je ne comprenais pas non plus comment le sacrifice d’un ange, fut-il archange, pouvait sauver l’humanité entière.
Maintenant que je suis chrétien, je comprends que c’est Dieu qui est venu se sacrifier lui-même pour nous sauver, et ça, c’est une preuve d’amour extraordinaire.
Domage que les témoins de Jéhovah refusent de comprendre cela.
Merci pour votre témoignage, qui confirme mon impression. Effectivement il me semble que ce point rend la doctrine des TJ incompréhensible. Vous aurez peut-être l’occasion de pouvoir en rediscuter avec certains d’entre eux.